Images numériques : on n’y voit rien
« L’art accomplit une découverte, une redécouverte proprement inouïe : il place devant nos yeux émerveillés, tel un domaine encore inexploré, de nouveaux phénomènes, oubliés, sinon occultés et niés. Et ce sont justement les phénomènes qui nous ouvrent l’accès à nous-mêmes, à ce qui seul importe en fin de compte. »
Michel Henry, Voir l’invisible. Sur Kandinsky, (1ère édition 1988),
PUF Quadrige, Paris, 2005, pp.40-41
Katie Durand
En France, près de 1,7 million de personnes sont atteintes d’un trouble de la vision[1]. Si les chiffres exacts manquent, les aveugles de naissance seraient minoritaires, avec la majorité des personnes concernées confrontée à une déficience visuelle au cours de leur vie. Pour l’ensemble de ces personnes, avec ou sans base de références visuelles, pénétrer dans les images d’art nécessite une transcription textuelle des contenus de l’image.
À l’ère numérique, un vaste champ de possibilités s’ouvre aux producteurs de contenus culturels pour créer des images d’art « inclusives ». Associer des textes à une image d’art n’a jamais été aussi simple. Dès que les technologies Web ont permis l’intégration des images à des sites Web, des éléments HTML ont été conçus pour permettre aux éditeurs de site Web de proposer des textes de remplacement aux images pour ceux qui ne seraient pas en mesure de les visionner (le fameux attribut alt à partir de HTML 2 et la balise <longdesc> à partir de HTML 4). Bien plus qu’une possibilité, le fait de proposer un texte de remplacement est depuis l’article 47 de la loi handicap de 2005[2], et le décret d’application de 2009 qui en résulte[3], une obligation en France pour tout établissement public, y compris les musées et les centres de recherche. Le Référentiel général d’accessibilité pour les administrations (RGAA)[4], texte normatif qui liste l’ensemble des critères d’accessibilité à respecter, stipule que chaque image porteuse d’information doit avoir une alternative textuelle pertinente et une description détaillée si nécessaire[5].
Or, selon une étude publiée par le ministère de la Culture en janvier 2016 sur les sites Web des établissements publics culturels, les images sans alternatives textuelles ou avec une alternative non pertinente sont encore prépondérantes dans le secteur[6].
En effet, si techniquement l’association image-alternative textuelle est robuste, le fait de structurer le regard par le langage et de décrire une chaîne de significations référentielles à une image relève d’un véritable défi organisationnel. Être en mesure de répondre à cette exigence nécessite une réflexion de fond sur les méthodologies de description et la mise en place de nouveaux processus de production. Des questions sur le format, la production et la visibilité de ces alternatives textuelles doivent être résolues d’urgence pour permettre aux institutions culturelles de répondre à leurs obligations légales et humaines.
A l’international, quelques expérimentations prometteuses commencent à voir le jour. Le projet COYOTE, notamment, initié par le musée d’art contemporain de Chicago, a vu la mise en place d’un outil de description qui se greffe sur la base de collections via une API Web[7]. Le personnel du musée est mobilisé lors de « sprints » dédiés afin de contribuer aux descriptions aux images de la collection du musée. Ces descriptions alimentent la base d’images et le site Web en parallèle. Développé en open source, cet outil de « crowdsourcing » peut être déployé par toute institution souhaitant lancer des actions ou expérimentations de ce type.
Après tout, pénétrer dans les œuvres et décrypter méticuleusement la composition, la technique, les formes et l’histoire de manière méthodique, en passant en revue les moindres détails, ne serait-il pas le champ d’action principal de l’historien d’art ?
[1] https://www.aveuglesdefrance.org/quelques-chiffres-sur-la-deficience-visuelle
[2] https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000809647&categorieLien=id
[3] https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000020616980&categorieLien=id
[4] http://references.modernisation.gouv.fr/rgaa-accessibilite/
[5] critères 1.1, 1.2, 1.3, 1.7 et 1.8
[6] Baromètre de l’accessibilité numérique des établissements culturels nationaux DEDAC, Ministère de la Culture/Com’Access, janvier 2016
[7] http://coyote.mcachicago.org/